Entrevue avec Charles Mony sur son expédition au Groenland

Voyages et destinations

Auteurs : Cynthia Allard et Charlotte Mahé

Temps de lecture : 6 mins

Au printemps dernier, Charles Mony est parti à l’exploration des calottes glaciaires du Groenland pour mesurer l’impact des changements climatique dans cette région du monde. Accompagné de sa fille, Laura, ainsi qu’un ami et partenaire de longue date, Gregory, Charles s’est ouvert à nous sur son expédition et nous a fait part des éléments essentiels quant à sa préparation.

Q :  Quels étaient vos objectifs avant de partir en expédition ?

R : L’idée du projet a germé pendant la pandémie entre ma fille Laura et moi. Nous étions tous deux très anxieux de nous voir confiner, alors que l’accès à la nature nous était même interdit. Chacun devant notre ordinateur, nous nous sommes dit que pour surpasser cette anxiété, il fallait se mettre en action. Quoi de mieux que de se lancer un défi ! Alors que le monde entier était focalisé sur la pandémie, de notre côté, l’inquiétude était principalement axée sur les changements climatiques.  Laura, travaillant en milieu polaire, a été témoin au courant des dernières années de ces nombreux changements. Dans les 20 dernières années, c’est plus de 4700 milliards de tonnes de glace qui a fondu. À moyen terme, la fonte de la calotte glaciaire pourrait entraîner une hausse de 7 mètres des océans. Une catastrophe pour la planète, mais aussi pour l’humain. Alors, nous en sommes venus à nous questionner sur la façon dont nous pouvions associer notre soif d’aventure, notre désir de se reconnecter à la nature et notre besoin de contribuer à la prise de conscience collective envers les changements climatiques. C’est alors que l’idée nous est venue : traverser la calotte glaciaire du Groenland, immense désert de glace, par la force des éléments naturels (neige, glace et vent) pour sensibiliser un plus grand nombre sur l’impact des changements climatiques. Pour rendre ce projet possible, il nous fallait un troisième membre. C’est alors que Gregory, un bon ami et partenaire, a embarqué dans ce projet un peu fou.

 

Q : Quelles étaient vos appréhensions/peurs ?

R : Appréhender une telle aventure créait chez nous un sentiment contradictoire : l’excitation, mais également la peur de devoir affronter l’un des lieux les plus hostiles du monde. Ni la faune ni la flore ne survit au climat de la calotte. Allions-nous être capables de réussir cette aventure sans assistance et en toute autonomie ?Faire face au froid extrême, aux engelures, aux conditions climatiques, avoir suffisamment de vent pour nous permettre d’avancer, gravir le glacier, ses murs de glace, ses crevasses, nous orienter efficacement dans ce grand désert blanc, affronter les tempêtes, le whiteout, les journées sans vent, croiser des ours polaires, garder le moral, etc. Personne ne se l’avouait, mais nombreuses étaient nos peurs ! Or, pour chaque peur, nous avions analysé les moyens d’y faire face et ainsi, elles devenaient peu à peu le moteur de notre aventure.

Q : Comment vous êtes-vous préparés physiquement et mentalement ?

R : Nous avons préparé cette expédition pendant plus de 2 ans. En termes de préparation physique, nous avons été accompagnés par un professionnel du domaine. Dans le plan d’entrainement aussi affectueusement préparé, ce que nous retenons, ce sont les milliers de squats effectués ! Au niveau alimentaire, nous avons dû suivre un régime assez particulier ; il fallait, à la fois, faire une réserve de masse musculaire et de gras. Au-delà de la préparation physique, nous avions beaucoup à apprendre au niveau technique. Nous avons suivi des cours de secourisme en régions éloignées, des formations d’escalade et de crevasses, améliorer nos techniques de kite, tester notre matériel en grand froid et j’en laisse ! J’ai aussi, malheureusement, testé les engelures de niveau 3 lors de l’une de nos sorties au Lac-Saint-Jean alors qu’il faisait – 35. Au niveau mental, notre motivation à conserver une cohésion à toute épreuve dans la préparation nous a permis de garder le cap. Aussi l’appui de nos proches et nos partenaires a été essentiel, même s’ils nous traitaient de fous, ils nous ont toujours encouragés à poursuivre ce projet d’envergure !

 

Q : Quelles difficultés avez-vous rencontrer pendant l’expédition ?

R : Un front froid avec une petite tempête et une visibilité nulle nous a cloués pendant 24 heures sous la tente, rien pour nous faire peur, mais avec elle venait avec une première période de 5 jours de froid extrême. Si dans la journée, l’effort physique du kite nous réchauffait et nous évitait de trop souffrir du froid, les soirs et les matins étaient très durs. Il nous fallait lutter en permanence contre le froid. Les premières engelures, aux mains, aux pieds sont alors apparus alors que nous n’avions fait que la moitié du trajet et le vent était plus que léger. Le moral s’en ressentait ! Puis une nouvelle petite chute de neige et la chaleur est revenue –15. Malheureusement, une deuxième période de froid extrême nous attendait : -30 et moins, à 2400 m d’altitude combinée à un vent faible et près de 20 jours d’expédition, le moral de l’équipe était en chute libre. Les doutes s’inséraient doucement : serions-nous capables d’aller jusqu’à Qaanaaq, une des communautés les plus au nord du Groenland, soit l’objectif final de notre expédition ?  Nous nous donnions alors l’objectif de faire un minimum de 75 km par jour dans un vent très léger de 6 à 9 nœuds. Or, loop après Loop, la surface devenait de plus en plus compliquée. Lames de glaces, de neige, corniches. Les skis claquaient, les genoux craquaient, le dos se tassait ! Quelques chutes, arrachage dans les airs, maux de dos, d’épaules. Ça devenait très dur, plus dur que tout ce que nous avions imaginé.  À chaque bulletin météo, notre moral chutait au rythme des températures extrêmes et de l’absence de vent. Mais la seule sortie était par le Nord puis par l’Ouest. Même en cas d’urgence, la première base d’hélico était loin de notre position. Alors nous avons continué, pas le choix. Un peu plus de vent que prévu et le moral remontait vite face ces éléments hostiles. Puis c’était la délivrance, nous voyons au loin les montagnes et en arrière la mer (glacée). La surface s’aplanissait, mais le vent tombait. Nous avons fini en ski avec les peaux. Une joie intense s’est emparée de l’équipe ! L’adrénaline était à son comble. Mais attention, nous n’étions pas arrivés. C’est là que nous avons fait nos premières erreurs d’orientation. Dans une descente à haute vitesse, nous avons failli faire une erreur qui aurait pu très mal finir. Alors nous nous sommes encordés, nous avons remis nos crampons et nos casques, ce qui nous a permis de contrôler notre descente. L’arrivée dans le fjord où nous attendons les chiens de traineaux. Que du bonheur ! Nous avions réussi.

Q : Avez-vous directement pris conscience de l’impact du changement climatique en observant le paysage sur place et en vivant les conditions climatiques en temps réel ?

R : C’est dur de répondre à cette question alors que nous n’avons jamais eu aussi froid ! Réchauffement qu’ils disaient ! Il faut se rappeler qu’en faisant cette expédition tôt en saison, nous voulions avant tout éviter les rivières glaciaires, les lacs et les fontes qui arrivent de plus en plus tôt. En partant mi-avril, nous avons pu passer au travers, mais c’est surtout à l’arrivée à Qaanaaq et à Illulissuaq que nous avons vraiment pris conscience de l’accélération des changements climatiques. La calotte Glaciaire est une immense masse de glace qui est reliée aux océans par des glaciers qui se jettent dans les fjord et les mers. C’est en observant ces glaciers que nous pouvions mesurer toute l’importance de cette accélération de la fonte.  Au point 660, les glaciers reculent, à Qaanaaq le pergélisol diminue, à Illulissuaq les icebergs envahissent la baie… Mais avant tout, notre expédition voulait montrer que devant l’anxiété face à ces changements climatiques seule la mise en mouvement, l’urgence d’agir pouvait nous permettre de surmonter la situation. L’humain a de grandes capacités d’adaptation, mais il est urgent d’agir, de s’engager chacun sur la voie du changement, de changer nos modes de vie et de se reconnecter à la nature et au climat. La planète fait un tout et c’est en revenant à la maison que d’autres évidences nous attendaient : inondations dans la région de Charlevoix, incendies dans toute la province et érosion des rives du Saint-Laurent. D’où l’importance de développer notre résilience face à ces changements !

 

Q : Quelle était la dynamique entre vous trois durant l’expédition ?

R : La réussite de cette expédition n’aurait pas pu se faire sans une équipe soudée. 3 aventuriers avec des personnalités très différentes, mais chacun apportait des forces différentes. Gregory, toujours organisé, qui a su affronter ses doutes face au froid et est vite devenu notre coach de kite par sa grande expertise. Laura, par sa connaissance du froid, des glaces, de l’orientation, par ses nombreuses expériences de guidage en régions polaires et par sa force mentale, nous a permis de rebondir malgré les difficultés. Et enfin de mon côté, mon rôle était principalement de garder le moral de l’équipe, toujours positif (même trop selon mes deux partenaires d’aventure). Mes connaissances de la météo et du routage ont également été bien essentielles. Chaque matin, avant de se lancer, nous échangions sur notre météo personnelle, comment nous avions vécu la journée précédente, ce que nous ressentions et nos objectifs de la journée. Il était essentiel d’échanger sur les scénarios de la journée, car une fois partis nous devions nous assurer de se comprendre sans avoir réellement besoin de communiquer!

 

Q : Quelques semaines après, quels sont les sentiments qui vous viennent lorsque vous repensez à l’expédition ?

R : C’était juste fou de se lancer dans une telle aventure ! Nous avons extrêmement hâte de pouvoir partager en détail tout notre vécu, les émotions qui nous ont habitées et le déroulé de notre aventure, mais en même temps les mots nous manquent. Nous avons encore besoin de temps pour assimiler tout ce que nous venons de vivre. Le documentaire, qui est en cours de montage, nous permettra de vous faire vivre notre aventure en plus de sensibiliser sur la réalité climatique.

 

Q : Au niveau de la préparation, sachant ce que vous avez vécu, est-ce que vous la feriez différemment ?

R : Je pense que nous étions vraiment bien préparés. C’est ce qui nous a permis de réussir notre expédition malgré les conditions extrêmes dans lesquelles nous avons été plongés. Les deux années que nous avons passé à nous préparer nous ont été plus que nécessaires. Les hasards de la vie ont également fait en sorte que nous avons dû retarder d’un an notre périple, c’est ce qui nous a permis d’être vraiment prêts. Toutefois, si nous avions à modifier un élément quant à notre préparation, ce serait fort probablement l’ajout d’entraînements en kite lors de vent faible sur des surfaces compliquées à manœuvrer.

 

Q : Comment s’est passé le retour à la vie « normale » ?

R : Il est certain que le retour à la vie « normale » n’est pas évident après un aussi gros projet. La première étape a été de refaire le plein d’énergie. Après l’expédition, nous étions complètement vidés et avions des douleurs pratiquement partout. Faire 500 mètres à pied nous prenait plus de 10 minutes et demandait énormément d’effort. Les premiers jours ont été consacrés à dormir et à manger, puis il a fallu tranquillement se reconstruire pour recommencer tranquillement à reprendre les efforts physiques. 

C’est extrêmement spécial d’avoir vécu ensemble tous les trois 24 heures sur 24 pendant presque un mois et de devoir soudainement repartir chacun de notre côté. Toutefois, ce ne sont pas les projets qui manquent. Laura est repartie guider dans le Nord (Norvège, Islande, Groenland, Passage du Nord-Ouest, etc.) et Gregory est reparti chez lui dans les alpes françaises, enchaînant l’auto construction de sa maison, parapente et kite foil sur le lac de Monteynard. Quant à moi, je suis retourné au Québec et j’ai rapidement replongé dans mes autres projets qui sont tout aussi intenses que passionnants (Village Monde et Vaolo). Je continue également à faire des activités qui me rendent heureux tels le canot, l’entretien de mon potager et faire du voilier.  

 
 

Q : Qu’avez-vous envie de transmettre avec plus de recul sur l’expédition ?

R : Ne jamais lâcher ! Il faut croire en ses rêves et les vivre passionnément. Il faut se mettre en mouvement, agir dans nos vies pour faire face à des défis qui semblent, au début, insurmontables. D’où l’importance de croire en sa capacité, en tant qu’être humain, à faire face avec résilience aux défis des changements climatiques. Il faut se rappeler que chacun, à notre façon, nous pouvons contribuer à construire un monde meilleur. Il ne faut jamais oublier que nous formons un tout et que nous partageons la même planète du Groenland, à l’Antarctique en passant par le Québec, l’Europe, l’Afrique, les Amériques, l’Asie …

 
 
© Eva Philippe-Petit

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